Le syndrome du personnage principal. (thème imposé. 400-800 mots)

 

Chapitre suivant ! 

S’inventer une vie. S’immerger dans un monde idéalisé et scénarisé pour en maîtriser les divers rebondissements. Être le point de convergence de tous les regards, réels ou virtuels. En bref, se constituer “personnage principal”. 

Mila, douze, quatorze, seize ans ou plus, peu importe, le sait. Chaque jour se rédige une nouvelle page, et si les déceptions surgissent, son stylo rature avec détermination la ligne niée. Le smartphone et les publications sur les réseaux sociaux inventeront une autre histoire... Ce soir, un échange houleux interrompt le repas. L'adolescente refuse encore les critiques vestimentaires répétées par ses parents, attrape son sac et claque la porte. Dans la rue, elle frissonne et saisit son téléphone pour un scroll, une duckface, une vidéo. 

“Les amis, c’est maintenant que je force le destin ! déclare-t-elle à son reflet. Je vous raconterai tout en rentrant ! Hashtag maincharacter ! Bisous, bisous !” 

Les écouteurs se lancent dans ses oreilles et les inondent de musique et d’images de rêve. La douceur des alizés s’engouffre aussitôt dans ses mèches blondes ! Le clapotis des vagues rebondit sur son corps délicatement ! Elle bombe la poitrine savamment mise en valeur par un top crop rose et balance son bassin de gauche à droite en pendule inconsciemment hypnotiseur. 

Au passage d’une décapotable gris métallisé le long de cette jolie route de Miami, elle lève le menton, sure d’elle. La voiture freine, elle trépigne et effectue plusieurs pas de danse ! Il pleut des pétales rouges, des billets et des diamants ! Les portières claquent, et les yeux pétillants rivés sur elle lui plaisent. Elle sourit à ceux qui l’approchent. Rougit aux compliments susurrés et accepte les caresses sur sa nuque, soulevant ses cheveux en frissons grisants. Ils marchent ensemble, les bras levés au ciel et la joie dans la voix jusqu'à ce que des rivières de Champagne les enivrent. Le plus entreprenant, la contraint à reculer contre une vitrine de marque de luxe et ses mains glissent sur sa peau en dessinant chacune de ses courbes... 

Les paupières closes, elle incline la tête en arrière, cambre son corps et entrouvre ses lèvres. Mais son esprit résiste... 

“Non.” 

Mila ouvre les yeux. Sa gorge s’assèche, le vidéoclip s’achève, le soleil explose soudainement. Le sable blanc s’envole et dévoile les flaques de pluie. Les palmiers s’arrachent un à un, comme épilés à la pince. Le bord de plage mute en rue étroite entre deux façades d’immeuble. Les charmants jeunes hommes redeviennent citrouilles boutonneuses et lubriques. Prise de panique, elle s’arrache à leurs bras et court éperdument, le flux et le reflux battant ses tempes. Une entrée souterraine se profile, elle s’y engouffre et se frigorifie. Son cri soudain percute les parois en échos infinis et s’effrite en miette sur le sol. Les semelles boueuses de ses poursuivants les dispersent aussitôt et la rattrapent. Ses ongles accrochent les aspérités du mur et s’y cassent. Droite, le dos acculé contre le froid du béton, ses halètements et soubresauts se recouvrent de rires graves et aux tonalités multiples. Ses doigts tremblent ainsi que ses jambes, mais les mains l’enserrant en étau puissant s’en moquent et ne lâchent pas... 

Chapitre suivant ! supplie-t-elle intérieurement en fermant les yeux... longtemps... jusqu’à ce qu’elle n’entende plus que des pas resonner et faiblir. Après avoir succinctement vérifié leur départ d’un coup d’œil circulaire, elle s’effondre. Sur le trajet vers chez elle, ses pieds creusent des sillons profonds. Sa bouche mutique ne répond pas aux questions de ses parents. Quelle honte d’admettre la véracité de leurs avertissements ! 

Elle s’échappe simplement de leur vue et grimpe à l’étage s’enfermer dans sa salle de bain... L’eau chaude inonde alors son corps et lave en surface le traumatisme. Les mots à l’orée de sa bouche, eux, sont déglutis. Il faut maintenir le menton fier et surtout, ne pas décevoir. Son visage creusé est scruté longuement dans le miroir puis fardé à nouveau, expressément. Le téléphone, lui, se pose sur son socle, face à son corps, étendu sur le lit. Elle soupire, racle sa gorge et appuie sur le bouton. Elle se doit de briller. 

Sous la caméra, le rouge nacré irise la moue artificielle de ses lèvres, le mascara allonge les cils, et l’anticerne camoufle aux yeux de ses nombreux followers ses pleurs récents. 

“Coucou les amis ! Son regard vide d’étincelles balaie rapidement les commentaires. Alors, comme ça, vous voulez tout savoir ? Ses yeux se remplissent mais ne débordent pas. C’était une super soirée ! Les commissures s’étirent. Je vous l’avais dit ! Hashtag maincharacter! Sa voix ne tremble pas. C’était juste fa-bu-leux ! Où ? Sur la plage de sable blanc, pas très loin de chez moi ! Il conduisait une décapotable...” 

Marina CARRIEU