Le syndrome de Stendhal. (thème imposé. 400-800 mots)
À la folie.
Depuis le vaporetto qui nous conduit, mon épouse et moi-même, jusqu’à Venise, nous distinguons enfin au loin une ligne de réverbères irisant les vaguelettes qui nous entourent. Plusieurs minutes encore, et d’imposants bâtiments dévoilent leurs façades dentelées. Nos index se dégainent et pointent en de multiples directions tandis que nous sentons, au fur et à mesure de notre approche, une joie incroyable croître dans nos cœurs. Nous lançons un soupir à l’unisson face au pont du même nom et notre bateau accoste vite non loin de la Piazza San Marco.
Pressée de fouler les pavés si réputés, Hélène joue des coudes pour atteindre le quai la première. Puis une fois à terre, elle me saisit la main, m’oblige à la suivre et exaltée, me noie de paroles. « Je veux des peintures du Tintoret, des canaux ! Saint-Marc ! Est-ce que ce sont des violons que j’entends ? Est-ce bien le Palais des Doges, là-bas, et la Basilique ? On va voir la Place ! »
Elle se hâte, me vole des baisers, refuse les offres des gondoliers, se faufile au bord de la lagune ! Et surtout, elle rit aux éclats, heureuse comme jamais je ne l’ai vue. Ce vingt-deuxième anniversaire de mariage sera une véritable réussite !
Son enthousiasme débordant m’interdit cependant une immersion totale : je ne vois qu’elle, sa silhouette enchantée et ses gestes aériens. Elle est si belle ! Puis elle m’attire vers la gauche et s’éloigne de moi en ignorant mon désaccord et les deux immenses colonnes de granit qui se dressent pourtant de part et d’autre de son chemin ! Aussi rapide qu’un éclair, elle traverse la Piazzetta et atteint sa destination.
Je reste seul désormais et, sans plus personne à contempler, je lève les yeux enfin. Je ne suis plus à Venise mais bien au Paradis ou dans son antichambre étouffante de beauté ! Où que mon regard se porte, je me délecte de détailler les façades de la Bibliothèque Nationale et du Palais des Doges. Leur blancheur extrême, leurs sculptures d’une finesse inouïe, leurs arches découpées, leurs bas-reliefs, leurs arabesques ! Mes jambes se coupent, mon souffle aussi : je suffoque ! Désormais aspiré dans le sillage de l’Art et de l’Histoire, je vole de dalle en dalle jusque devant la mine étonnée de ma femme.
Il est impossible pour elle de le soupçonner, mais je m’emplis de passion, pas à pas. Je le sens ! Elle coule à toute vitesse dans mes veines, me réchauffe, m’enivre, me coupe du monde, m’ouvre les yeux en grand et le corps en deux sur l’invisible et l’indéfinissable. Si bien que parvenu au centre de la place et de sa multitude de pavés, je succombe, fiévreux, aux violons qui m’enveloppent, et esquisse des pas de danse !
Je tourne sur moi-même en une valse irréfléchie et irrépressible ! Un pas à droite puis à gauche, sans pouvoir m’arrêter ! Un mouvement de tête, mon regard vers le ciel, et je m’immobilise face à la Basilique, son Dôme et leur perfection ! Au premier plan, le Campanile de briques rouges s’étire à l’infini, au second, les fresques indescriptibles de mosaïques recouvertes de feuille d’or miroitent sans répit et me narrent des aventures bibliques étourdissantes. Plus haut, le quadrige de chevaux cuivrés m’ensorcelle tout comme les flèches vertigineuses.
Mon cœur accélère, ma bouche tremble, mon être brûle ! Je dois m’exprimer. Il faut que tout le monde sache mon admiration, mon amour, mon adoration ! Des « Mon Dieu ! » hystériques s’échappent de ma gorge et me propulse au rang de fou. Je cours vers une dame et la serre de toutes mes forces ; je saisis un homme par sa veste et le secoue ; j’effraie les enfants de mes rires frénétiques et fais taire la musique en hurlant plus fort qu’elle.
Une ronde de courageux décide de s’approcher et obstrue ma vue. Je la fends d’un coup d’épaule et me précipite vers mon édifice adoré.
Mes genoux cognent le sol, mes bras s’écartent en croix devant tant de splendeur, mes joues s’inondent de larmes incontrôlables. Tel un croyant face à son Dieu, je le contemple, en extase.
Est-ce normal ? Pas pour les policiers qui me maintiennent déjà à terre.
Est-ce digne ? Pas pour ma femme qui, humiliée, se détourne alors que je me débats pour demeurer près de mon temple, que je frappe ceux qui veulent me menotter et insulte ceux qui déchirent mon cœur !
Pourtant ce n’est que de l’amour ! Déraisonné et sans limite, certes !
Mais n’avons-nous plus le droit d’aimer à la folie ?
Marina CARRIEU