Asturias!
Les chants polyphoniques devançant le cortège de la Sarde que tu devenais s’estompent. Je ne ressens que le poids de ton corps étendu sur ta dernière couche. Il pèse si douloureusement sur mon épaule que mes pieds se soulèvent avec difficulté. Les semelles frottent le gravier calcaire, encore et encore, tels les balais caressant une batterie de jazz. Le rythme impulsé résonne en moi comme l’introduction tronquée d’un Boléro de Ravel cauchemardesque.
Tu étais espagnole…
Le besoin de saisir ma guitare me tiraille. Je veux Asturias ! Mais quand la corde glisse entre mes paumes et qu’elles s’échauffent, et que les gémissements lancinants de nos proches s’amplifient, j’entends poindre les clarinettes poursuivant le concerto. Pourquoi ce morceau me trotte à l’esprit ? Tu préférais m’entendre jouer Albéniz !
Je soupire, et jette la première poignée de poussière. Le fracas m’assaille autant que des mains bienveillantes s’apposent, nombreuses, sur mes épaules. Des mots de compassion me bousculent, mais se révèlent amers et fausses notes !
Je veux entendre Asturias !
Le soir, assis face au vide de ton fauteuil, je parviens à visualiser tes traits épanouis dans le secret de nos nuits ou goûter la soie de ta peau, mais les vibrations de ton corps restent inaccessibles.
J’empoigne ma guitare, et hurle intérieurement. Victoria, danse ! (note de l’auteure :si vous le souhaitez, écoutez à partir de maintenant la version d’Asturias d’Isaac Albéniz avec Helena Cueto…)
Les notes surgissent et décrivent notre vie. Cette partition en est la plus juste des représentations ! Le début en est répété, timide, murmuré, susurré même, tel un bonbon que l’on voudrait éternel. Je pince mes lèvres comme les cordes, avec délicatesse. Rougis à nos premiers échanges maladroits, nos regards fuyants, nos gestes hésitants… Quel délice de voir se dessiner cette esquisse de bonheur, de m’impatienter pour te tenir la main ou d’espérer ployer sous tes caresses.
Je te veux, tu le sais…
Ma respiration se bloque. Des gouttes de sueur trahissent mon émoi, mes larmes montent mais sont aussitôt dégluties.
Pas de place à la peine !
Mon cœur accélère, percute les murs lorsque tes pieds s’agitent sur le bois. Je force l’impact de mes doigts sur les cordes comme il m’arrivait de malaxer ton corps. Impossible d’évoquer plus parfaitement la passion qui nous entraine ! Je m’autorise un sourire taquin et mon ventre tressaute. Tes yeux me dévisagent, ta bouche me dévore ! Notre pudeur s’envole aussi vite que nos vêtements ! Tes jambes s’enroulent autour de ma taille ! Le tempo de ce mouvement nous donne le rythme de nos amours fiévreuses !
Mon dieu ! Encore !
Je souffle, souffre, mais me sens capable de quitter ma guitare du regard. Tu apparais dans la pénombre, ma belle Victoria… Tes bras décrivent des arabesques invisibles, tes hanches m’hypnotisent à la folie ! Je la reconnais l’Andalouse fière et sensuelle. Je mords mes lèvres de joie, de désir, d’amour !
Mais je m’égare, perds pied. Mes notes se saccadent, le rythme se rompt. Je ris, et essuie mon front. Bon sang ! Ton flamenco endiablé aura ma peau !
Tu tournes et tournes encore, et mon âme sarde trépasse !
Tandis qu’en cet instant, la musique se balade entre lenteur et vivacité, les vagues ainsi crées témoignent de la vie s’écoulant d’année en année, impalpable, irréversible… Je ralentis la cadence et songe au doux fleuve tranquille qui s’en suivit, construit de routine, de naissances, de sorties et de travail.
Mon Dieu… mon Dieu… Je marque la pause, et respire.
Ma mémoire se remplit de disputes, silences et retrouvailles, de regrets, excuses et réconciliations. De colère, de rage et de paix.
La vie nous éloigne avec douceur et discrétion ? La musique nous rapproche.
Nos gestes s’estompent ? Notre passion commune s’amplifie et notre amour se renforce.
Je nie les mauvais moments, prie pour les oublier. Et toi, tu danses, belle Andalouse ! Ma moitié, perdue. Mon buste se balance de gauche à droite, d’avant en arrière, possédé par le souvenir de nous. Je lutte contre les crampes, grimace et sens mes phalanges me trahir…
La mélancolie persiste et volète, semblable à un papillon malmené dans les souffles d’une brise méditerranéenne. Il monte, descend, s’étourdit…
J’hésite à poser ma guitare pour te rejoindre... Je crains tant que la musique s’achève et que tu t’évapores !
Tant pis ! Je me redresse, enserre ton visage, me délecte de suivre les marques du temps vécu ensemble. La finesse des lignes aux coins de tes yeux m’évoque des partitions sur lesquelles je déchiffre tes pleurs et tes rires… je dépose un baiser sur tes lèvres, me blottis dans tes bras et ferme les yeux.
Victoria… berce-moi ! Enveloppe-moi de ta voix mélodieuse, que tes sourires et tes caresses annoncent le tempo et tes mots en composent la symphonie ! Victoria, réchauffe-moi, saisis ta robe, fais-moi rougir. Embrase-moi ! Danse, encore et encore, sur Asturias…
Marina Carrieu