Mon drame ( première phrase imposée)
Concours revue littéraire. Promesse de publication... jamais publié, comme tous ceux sélectionnés...
Je voudrais tout raconter d’une traite, malgré le chagrin qui m’accable. Assise et sereine quelques minutes auparavant, je tremble à présent, le corps gorgé de sanglots. Toi, mon amour, tu t’approches avec, à tes côtés, notre fils tenant à bout de bras sa trouvaille. Quelle fierté dans ses yeux ! Quel choc dans tout mon être ! Je suis aspirée dans le passé, en Islande ma terre natale, frissonnante de frayeur à scruter les vagues s’abattant avec puissance sur les pics rocheux.
―Oh, mon petit bout, dans quel carton es-tu allé fouiller ? Je ne reconnais pas ma voix dissonante et hachée. Tu me le donnes ?
―Non.
Il veut garder mon galet noir cerclé de blanc ; impossible de le lui prendre ; ses petits doigts serrés puissamment ne bougent pas. J’essaie ! Je tends mon index : je désire tellement caresser une nouvelle fois cette ligne rugueuse ! Il me tourne le dos et part se cacher.
Ce galet vient de Vík. Là-bas, l’une des plus belles plages du monde, dont la simple pensée me serre encore la gorge aujourd’hui, garde mon secret, mon drame.
Je n’ai jamais pu en parler. Mutisme sélectif lié au choc traumatique selon les médecins ; intime croyance en la pensée magique, selon Ásmundur, vieux medium raconteur de légendes. C’est lui qui m’a offert ce talisman, le jour de l’enterrement, m’assurant que le cercle blanc était l’âme de mon père. Tu me manques tant papa, toi que j’ai détesté avant que tu nous quittes.
Les larmes roulent soudainement sur mes joues ; le courage s’empare enfin de moi. Je vais y arriver cette fois, mais les mots se bousculent. Par où commencer ? La dispute, les coups ? Ma haine contre mon père ? Ma prière que quelque chose arrive ? Ma prière qui s’exhausse ? Dans ma bouche, ils viennent en vrac, épineux et secs. Je dois les dompter mais, à peine assagis, ils glissent déjà dans ma gorge avec douleur, comme autrefois. Il faut que j’écrive.
―Un carnet !
Je sens à peine mon mari s’éloigner. Je suis loin sur la plage, ce jour de chasse aux œufs de macareux ; j’écoute mon oncle jouer de la guitare et serre les poings en observant au loin mon père parti en colère escalader seul la falaise. J’ai murmuré sans fin… Il me tend le précieux outil.
Je commence à noter que c’est de ma faute.
―Quoi ! s’indigne-t-il, sous le choc.
Je précise : la mort de mon père.
―Il est tombé de la falaise ! s’écrit-il, effaré.
Je laisse ma main retranscrire aussitôt mes aveux : j’ai voulu qu’il tombe !
À la lecture de cette phrase, il me serre les épaules et attends que je raconte. Je me pétrifie. Je vois dans ses yeux l’impuissance à contrer mon silence, la même que celle de ma mère qui, malade de folie me laissait pleurer après mes cauchemars dans l’espoir vain qu’un mot s’échappe enfin. Je suffoque tandis que le garde-corps se rompt sous la poussée des mots. Je crie :
―Je l’ai détesté si fort ! Il avait frappé mon oncle et lui avait demandé de quitter notre maison à la fin de la journée ! Je ne le voulais pas ! Le plus difficile reste à dire ; je baisse les yeux. Alors, sur la plage, j’ai voulu qu’il meure… Je l’ai vu tomber…
―Tu avais huit ans ! Ce n’est pas de ta faute !
Il m’attire vers lui, me caresse la nuque de sa main chaude, la chaleur du réconfort m’envahit. Ce n’est pas de ma faute… Le joli minois de mon fils réapparu soudainement interrompt ma pensée et son sourire me fait fondre. Il se joint à notre câlin et me rend mon galet. Je caresse enfin la ligne blanche et invite les souvenirs heureux à revenir au galop. Je me sens légère.
Marina Carrieu